Défis et nouveaux débats de la Géographie Politique contemporaine
- Arnaud Brennetot
- 16 de dez. de 2020
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Atualizado: 30 de abr. de 2021
Arnaud Brennetot
Université de Rouen
Texto de referência para o debate na mesa redonda "Os desafios e os novos debates na Geografia Política Contemporânea" do dia 17/12/2020 no Ciclo de Debates Virtuais do IV CONGEO
La géographie politique a connu un profond renouvellement au cours des quarante dernières années. Elle a élargi ses objets, remanié et enrichi en profondeur ses approches et ses cadres théoriques au point de devenir une des sous-branches les plus dynamiques et les plus fascinantes de la géographie contemporaine. Historiquement, ce renouvellement s’est construit à partir d’un remaniement de la réprobation exprimée à l’encontre de la géopolitique classique, accusée de s’être trop souvent placée au service de formes compromettantes de pouvoir. C’est ainsi qu’a émergé l’ambition de promouvoir une « géopolitique critique », envisagée initialement sous la forme d’une lutte hétérodoxe contre les savoirs produits au nom de la raison d’État. En France, le groupe animé par Yves Lacoste parlait même, dans les années 1970, d’engager une « guérilla épistémologique » contre les savoirs établis. Depuis, la géopolitique critique a connu un tel succès académique qu’elle s’est imposée comme le paradigme dominant au sein de la géographie politique contemporaine. Si beaucoup des acteurs de cette aventure ont de bonnes raisons de se réjouir d’un tel succès, cette domination me semble induire un certain nombre de limites qui, si elles ne sauraient justifier une rupture avec la géopolitique critique, invitent néanmoins à tenter d’examiner les conditions d’un enrichissement possible.
1 – Une géopolitique critique politisée
Par son ambition critique, inspirée de la philosophie poststructuraliste, la nouvelle géopolitique a développé un rapport à la fois défiant et politisé à l’égard du pouvoir, animée par la volonté de mettre en pleine lumière les mécanismes responsables de la domination, soucieuse de déconstruire les discours mystificateurs et lénifiants, les « idéologies », que secrètent les positions de pouvoir pour se légitimer. La géopolitique critique se présente comme une invitation à la lucidité et à la clairvoyance épistémologiques. Étudier la spatialisation du pouvoir, c’est mettre en doute les représentations et les discours produits par les puissants pour imposer leur empire. L’inquiétude devient alors le mode privilégié d’exploration du réel. Une telle perspective représente l’indéniable intérêt heuristique de dépasser l’image littérale que les institutions politiques donnent d’elles-mêmes pour explorer la profondeur des raisons qui les agitent.
Cette posture épistémologique a conduit à rapprocher la géopolitique critique des différentes formes de géographies radicales (néomarxistes, postcoloniales, féministes ou anarchistes) mais aussi des différents courants de pensée et d’opinion qui se rattachent à la gauche contestataire et antilibérale. Une partie de la géopolitique entretient en parallèle une parenté intellectuelle avec ce qu’on appelle le « réalisme » dans le domaine des relations internationales, c’est-à-dire une approche postulant que la vie politique serait assimilable à un ensemble de rapports de forces et de rivalités de pouvoir. L’attention prêtée par la géopolitique critique aux modalités spatiales de la domination explique la place importante accordée aux questions d’insécurité et de manifestations de la violence, aux guerres en tous genres, au terrorisme, au crime organisé, à la répression politique, au contrôle des populations. Si les phénomènes de low politics comme la fabrique du droit, la mise en œuvre des politiques publiques, la gouvernance des systèmes territoriaux ou l’expression spatiale de la participation citoyenne ne sont pas négligés, leur place est devenue relativement secondaire dans l’agenda de la géographie politique contemporaine. Qu’elle soit d’inspiration réaliste ou radicale, la géopolitique critique converge autour de la condamnation du libéralisme, en particulier de son avatar contemporain qu’elle le néolibéralisme. Cette politisation de la géopolitique explique son dynamisme, sa force de mobilisation académique, sa capacité réflexive, son originalité et sa créativité normatives. Elle implique cependant aussi un certain nombre d’effets pervers qui méritent d’être interrogés.
2 – Des liens insuffisamment développés avec les études du politique
En adoptant une posture radicale et engagée, la géopolitique critique cultive sa différence avec un certain nombre d’autres champs disciplinaires avec lesquels elle partage pourtant des objets proches, sinon communs. Je pense en particulier avec les sciences juridiques, les études d’aménagement (les planning studies) et, surtout, avec la science politique. S’ils sont loin d’être inexistants, ces liens pourraient être utilement renforcés afin de mettre à l’épreuve la robustesse des cadres épistémologiques sur lesquels se bâtissent les différentes sciences du politique.
Il me semble en particulier dommage que les abondants débats qui animent la science politique ne soient pas davantage mobilisés, discutés et réfléchis en géographie politique, notamment pour identifier les écarts et les spécificités disciplinaires mais aussi les croisements et les emprunts possibles. Je m’étonne par exemple que le « nouvel institutionnalisme », qui occupe aujourd’hui une place prépondérante en science politique, notamment dans l’analyse des politiques publiques, ne soit pas davantage interrogé et mobilisé en géographie politique. Pour ma part, cette approche me semble présenter une potentialité explicative bien supérieure à certaines approches parcimonieuses mobilisées en géographie.
L’examen de la gamme des objets traités par la science politique, entre high et low politics, me semble par ailleurs plus équilibré qu’en géographie politique. Cet équilibre explique pourquoi l’influence de la science politique dans l’étude de la recomposition spatiale des low politics, autour des questions de la gouvernance multiniveau, de la diffusion du new public management ou de la montée des populismes de droite par exemple, est supérieure à celle de la géographie politique. Les analyses néorégulationnistes des processus de rescaling montrent pourtant l’intérêt qu’il y a à s’intéresser à ces questions de low geopolitics en géographie, même si les géographes qui en sont les principaux animateurs se définissent plus comme des représentants d’une économie politique hétérodoxe, comme B. Jessop ou N. Brenner, que de la géographie politique.
3 – Un rapport problématique avec la caractérisation empirique des régimes spatiaux
Une autre limite induite par la politisation de la géopolitique critique tient au rapport ambigu qu’elle développe avec le libéralisme, entendu ici en tant qu’objet d’étude. La géopolitique critique s’est affirmée dans le contexte géohistorique de la fin de la Guerre froide et d’un certain apogée du libéralisme qui s’est déployé à l’échelle du monde entre les années 1980 et le milieu des années 2010. L’ambition critique de la nouvelle géographie politique a donc été en partie mobilisée pour analyser les transformations spatiales induites par l’ordre libéral, en particulier la mondialisation néolibérale. Un important effort théorique a été fait à ce titre pour conceptualiser et catégoriser le nouveau régime spatial qui émerge alors : la déconteneurisation du politique, la prise en compte de la dimension relationelle des rapports de pouvoir, les effets biopolitiques des recompositions territoriales, la glocalization et les phénomènes de rescaling geosinstitutionnels ou de translocalisation de la compétition géoéconomique. Ce travail analytique s’est accompagné d’un effort de refondation théorique extrêmement ambitieux, peut-être équivalent à ce qui a été accompli pour l’analyse spatiale dans les années 1960 ou pour la géographie sociale et la géographie culturelle dans les années 1970.
Pour autant, en s’engageant sur des élaborations théoriques hautement sophistiquées, la nouvelle géographie politique semble parfois négliger la nécessité de convoquer un matériau empirique suffisamment étayé. Il me semble en particulier que l’application de certains concepts à des situations géographiques particulières est parfois abusive ou incomplètement renseignée. Je n’ai évidemment pas une vision suffisamment large pour attester qu’il s’agit là d’une tendance générale. Cependant, pour les terrains et les thématiques que je connais le mieux, j’ai pu constater à plusieurs reprises l’existence de discordances significatives entre des caractérisations largement admises dans la sphère académique et la réalité empirique observable.
Pour illustrer l’existence de tels décalages, je prendrai l’exemple de la façon dont on a caractérisé la néolibéralisation des régimes spatiaux depuis le milieu des années 1990. Sur le plan de la caractérisation axiologique, on a souvent coutume d’envisager le néolibéralisme comme un courant de pensée inspiré des thèses de F. Hayek et de la seconde École de Chicago, valorisant la marchandisation des relations sociales au détriment d’autres formes d’intégration, en particulier les politiques solidaristes de welfare state. Cette définition axiologique du néolibéralisme est très souvent utilisée dans le discours académique pour caractériser l’évolution des politiques publiques mises en œuvre depuis les années 1970 dans différents territoires et à différentes échelles. Or, si l’on prend les pays de l’OCDE, dans lesquels ces normes sont censées avoir été appliquées, on s’aperçoit que le montant des dépenses sociales n’a cessé d’y croître, que ce soit en valeur absolue ou relative. D’un point de vue empirique, cela signifie que la néolibéralisation observée depuis plusieurs décennies ne s’est pas effectuée contre les politiques welfaristes mais plutôt en complément de celles-ci, dans le cadre d’un régime axiologique composite mêlant des normes trans-scalaire d’exposition à la concurrence économique extérieure (l’internationalisme néolibéral) et des normes de cohésion interne déployées à l’échelle des États (la nationalisme welfariste). Il s’agit là d’un fait tout à fait vérifiable, presque systématiquement omis dans les analyses de la néolibéralisation, beaucoup d’entre elles laissant croire que le néolibéralisme se résumerait au programme minarchiste de la Seconde École de Chicago et de la nouvelle droite conservatrice.
Un autre type d’approximation fréquente concernant la néolibéralisation porte sur les conditions de son déploiement géohistorique. S’il est désormais largement reconnu que l’agenda néolibéral a été forgé au cours de l’entre-deux-guerres, les analyses critiques développées en géographie établissent que ce programme aurait été mis en œuvre plus tardivement, à partir des années 1970, au Chili sous la dictature d’A. Pinochet mais aussi au Royaume-Uni dans le gouvernement de M. Thatcher ou aux Etats-Unis sous la présidence de R. Reagan. Depuis le foyer anglo-étatsunien, le néolibéralisme se serait ensuite diffusé de façon progressive dans différents territoires à l’échelle du monde, prenant la forme de ce que l’on appelle depuis les années 1990 le « consensus de Washington ». Le régime néolibéral aurait alors remplacé un régime antérieur, ce que Bob Jessop nomme le « Régime d’État-Providence keynésien » (« Keynesian Welfare State Regime ») qui aurait caractérisé la période d’après-guerre. Ce schéma géohistorique fondé sur l’identification de deux régimes géopolitiques successifs est souvent interprété par les observateurs de gauche comme le signe d’une régression politique, utile pour dénoncer les dérives et les excès des politiques néolibérales contemporaines. Le problème est qu’un tel cadrage géohistorique des régimes politiques bute sur un certain nombre de contre-exemples qui autorisent à douter de sa validité. Il est en effet avéré que des politiques néolibérales ont été engagées bien avant l’arrivée de M. Thatcher au pouvoir au Royaume-Uni. Il est ainsi assez stupéfiant que les politiques économiques mises en œuvre en République Fédérale d’Allemagne (RFA) entre 1948 et 1966 par l’économiste néolibéral L. Erhard soient systématiquement omises de la littérature critique. On peut également citer la politique monétaire mise en œuvre par L. Einaudi en Italie en 1948 également oubliées, ainsi que les réformes structurelles engagées sur le conseil direct de l’économiste néolibéral Jacques Rueff en France en 1958 ou la création du Marché Commun au sein de la CEE dans les années qui suivent.
Toutes ces expériences montrent que la néolibéralisation des politiques publiques est bien antérieure aux présentations qui en sont faites dans le champ de la géopolitique critique et de la géographie radicale. En Europe de l’Ouest en particulier, l’ancrage géopolitique du néolibéralisme est plus ancien et plus profond. En outre, les normes néolibérales ont été mises en œuvre dans le cadre de régimes axiologiques complexes, mêlant des valeurs plus hétérogènes et contradictoires qu’on ne l’identifie habituellement. Cette complexité retentit sur les politiques spatiales mises en œuvre aux échelles subétatiques. Contrairement à ce qui est mis en avant dans la littérature critique, les politiques néolibérales de mise en concurrence des espaces productifs n’ont pas remplacé, à partir des années 1980, des politiques antérieures de lutte contre les inégalités régionales. La valorisation des centres les plus puissants (la Randstad Holland, la région parisienne, les ballungsgebiete allemands, le triangle Anvers-Bruxelles-Gand) commence dès la fin des années 1940 et se poursuit sans discontinuer par la suite, les politiques de planification régionale se présentant comme un additif visant, non pas à réduire les inégalités spatiales, mais à les rendre politiquement moins insupportables. Cet écart entre le récit standard que la géographie et la géopolitique critiques proposent de la néolibéralisation et la réalité géohistorique observable compromet la solidité de l’échafaudage théorique construit en amont pour rendre compte de la mondialisation néolibérale, en particulier car il autorise à identifier une puissante continuité axiologique et fonctionnelle entre le libéralisme d’après-guerre, ce que J. Ruggie nomme l’ « embedded liberalism », et le néolibéralisme de la période actuelle. Ces constats invalident donc l’hypothèse néorégulationniste d’un lien entre les modes d’accumulation économique (le fordisme ou l’économie schumpetérienne) et les régimes de structuration des espaces politiques.
Cette difficulté à saisir la manifestation effective d’un phénomène géopolitique aussi important que le néolibéralisme tient au fait qu’une tendance s’est développée au sein de la géographie critique à réduire l’analyse empirique à la quête de formes déduites de théories générales, au risque de passer parfois à côté de faits non anticipés ou en décalage avec ces théories, à l’image de ceux que je viens rapidement d’évoquer. Une telle propension présente plusieurs inconvénients. Elle expose l’analyse critique au risque de se voir accusée de pratiquer une lecture approximative voire sélective de la réalité, davantage motivée par des fins partisanes ou militantes que par un réel souci de rigueur méthodologique. Par ailleurs, caractériser sous un même label des réalités très différentes peut conduire au risque de brouiller et de dissoudre le sens des étiquettes, au point de les rendre parfois illisible. C’est exactement ce qui arrivé avec l’étiquette néolibérale dont les significations n’ont cessé de se diversifier avec le temps, au point que certains auteurs critiques eux-mêmes ont exprimé de sérieux doute sur la consistance du concept et sur son opportunité épistémologique. Si, finalement, n’importe quelle forme de capitalisme, y compris les plus autoritaires, peut être qualifiée de néolibérale, on perçoit mal quelle peut être la portée heuristique d’une telle catégorie.
4. Vers une géographie politique constructiviste
Les solutions pour éviter de tels écueils existent. Il convient tout d’abord de veiller à l’opérationnalité des analyses critiques, en étant lucide sur les limites des théories explicatives disponibles pour rendre compte de réalités géopolitiques souvent protéiformes, en utilisant les concepts de façon précautionneuse et raffinée mais également en acceptant de se laisser surprendre par l’ambiguïté du réel. Ces propositions rejoignent l’invitation formulée par N. Brenner et N. Theodore à étudier l’« actually existing neoliberalism », et non à chercher dans les pratiques spatiales et politique l’application stricte de doctrines formulées préalablement. Cela suppose de rééquilibrer le travail entre la déduction théorique et l’analyse empirique au profit de cette dernière.
Cet appel au réinvestissement d’une analyse empirique ambitieuse ne doit pas être entendue comme un appel à un retour à l’empirisme ou aux approches idiographiques qui ont fait les belles heures de la géographie régionale avant la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit au contraire de réfléchir aux conditions épistémologiques pour que les analyses empiriques soient suffisamment riches pour mettre à l’épreuve les théories, et non simplement pour tenter de les valider ou de les illustrer. D’un point de vue méthodologique, cela implique de privilégier la mise en œuvre d’analyses comparées visant à tenter de saisir l’ampleur des nuances par lesquelles la généralité se déploie. Si l’on reprend l’exemple du néolibéralisme, cela signifie tenter de saisir ce que N. Brenner, J. Peck, N. Theodore et H. Macartney ont appelé la « néolibéralisation diversifiée » (« variegated neoliberalization »), c’est-à-dire à appréhender la diversité géohistorique des modalités de déploiement d’un processus général de transformation de l’espace politique. Une telle perspective ne signifie pas renoncer à l’ambition critique ou réflexive mais à tenter, par une intensification des allers-et-retours entre archéologie empirique et déduction théorique, de formuler des théories de moyenne portée, capables de saisir l’enchevêtrement infiniment complexe des facteurs responsables de l’élaboration des espaces politiques.
À cette fin et parmi l’éventail des approches disponibles, l’analyse constructiviste me semble être celle qui offre aujourd’hui les pistes les plus prometteuses, notamment car elle permet de rendre véritablement compte des rôles respectifs de la structure et de l’agence. À partir d’une telle perspective, les analyse néo-institutionnalistes ont ainsi pu montrer comment les dynamiques structurelles n’empêchent pas l’existence de fenêtres d’opportunité laissant aux acteurs la possibilité d’activer des changements et d’engager des cycles incrémentaux de transformation. Ils ont en revanche été beaucoup moins sensibles au rôle des interactions scalaires dans la construction et dans la transformation des régimes politiques ou à l’inégale capacité des territoires institutionnels à faire tenir ensemble des ambitions géoéthiques hétérogènes et potentiellement contradictoires.
Il y a là un chantier stimulant mais également impérieux pour la géographie politique contemporaine. En effet, notre compréhension des origines et des raisons de l’ordre libéral tel qu’il s’est déployé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, combinant la démocratie libérale à la mondialisation néolibérale, est encore très imparfaite. Si les analyses critiques et radicales ont permis de mettre au jour des logiques et des circonstances décisives, elles butent encore sur la compréhension des origines du néolibéralisme, de sa résilience et de sa capacité à se transformer au gré des mutations multidimensionnelles de l’espace politique. Il y a là un enjeu crucial pour comprendre comment l’ordre libéral est susceptible de réagir face à la montée actuelle des pressions antilibérales dont il fait l’objet, que ce soit de la part des forces antiproductivistes qui appellent à un changement de paradigme global mais aussi et surtout de la part des forces unilatérales que la multipolarisation du monde exacerbe de façon inédite dans l’histoire contemporaine.
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